L’essor du travail chez soi : aliénation au travail dans l’habitat

Patrick Rozenblatt, Tanguy Dufournet et Djaouidah Sehili

Article de Patrick Rozenblatt, Tanguy Dufournet et Djaouidah Sehili in Socioscapes. International Journal of Societies, Politics and Cultures, vol. 2, n° 2, 2021.

Réalisée par une équipe de trois sociologues du travail, cet article vise à présenter les résultats d’une recherche, menée depuis 2016, sur l’une des conséquences les plus significatives des mutations du travail : le « Travail chez Soi ».

En France, la première période de confinement a permis à presque 10 millions de salarié.e.s d’expérimenter cette forme de travail. Pour autant, le « Travail chez soi » dépasse largement la seule réalité du « télétravail ». En effet, il ne s’agit pas d’un phénomène complétement nouveau mais d’un processus qui s’inscrit dans le long court et s’adosse sur des formes plus « traditionnelles ». Ainsi loin d’être un épiphénomène, cette notion recouvre tout le travail que nous importons dans nos façons d’habiter, au sein de notre domicile, incorporant les lieux fixes et nomades, qu’il concerne directement une activité qui s’y exerce totalement ou partiellement ; dans un cadre légal et contractualisé ou sous une forme diffuse sans plus de normativité.

En touchant aux temporalités, aux espaces organisationnels et aux rapports sociaux, la déterritorialisation du travail, liée ou non au numérique, peut alors produire son expansion sous des formes variées qu’il est possible de saisir dans leurs dimensions matérielles, professionnelles et affectives. Parallèlement mais conjointement aux mutations du travail, l’habitat a été représenté et publicisé, comme un lieu de réassurance, protégé et protégeant car à distance de « l’entreprise », permettant de penser et de produire un espace-temps à soi, possédant ses repères intimes.

L’emprise du « Travail chez Soi », qui s’accélère avec le développement intense des technologies du numérique, interroge et rend paradoxal l’ensemble de ces représentations. En effet, nous analysons que dans le cadre du « Travail Chez Soi », l’habitat s’apparente à une unité complète de production qui impose ses contraintes aux habitant.e.s dans l’espace et le temps de la journée de travail. Pour le dire autrement, le temps et l’intensité du travail augmente la pression sur la vie du chez soi en invisibilisant et invalorisant les apprentissages et les savoirs nécessaires à ces pratiques professionnelles pensées comme « allant de soi ».

Donc, les injonctions à la productivité et la performance ne sont pas sans conséquence sur les éléments constitutifs de l’habiter : le chez soi disparait dans le travail dans un processus d’assimilation totale et de précarisation, transformant l’habitat en un « abime » en termes d’identification sociale et rendant nécessaire un « capital logement » comme enjeu de qualification.
Ainsi tout cela participe-t-il à accroitre les inégalités sociales mais aussi de genre et de race et le contournement du droit du travail en transférant, selon la logique compétence, la responsabilité aux travailleurs de l’organisation du travail et de ses conditions d’exercice.

Dans le cadre de notre article, nous mobilisons un corpus d’une trentaine d’entretiens semi-directifs ainsi que les résultats, non seulement, de phases d’observations liée à l’analyse de dessins et de photographies, mais aussi de deux enquêtes statistiques dont une spécifique à la situation de confinement.

En savoir plus : article disponible en accès libre sur le site Web de la revue