Chercheur.e.s, enseignant.e.s-chercheur.e.s - Université Lyon 2
Équipe Politiques de la connaissance
Entre personne diminuée et personne à part entière :
Pour une sociologie morale des dispositifs de soins face aux atteintes durables.
Cette recherche s’engage sur la question de l’intégrité de la personne à l’épreuve de l’atteinte corporelle, profonde, durable, voire irréversible. Comment suite à un événement majeur de sa vie, une personne se met elle à penser et à être pensée comme une personne à part entière ou une personne diminuée ? Qu’est ce qui se trouve être mobilisé au regard de ces deux états selon les lieux ou les temps dans lesquels la personne se trouve. La construction de ce travail empruntera aussi bien au cadre de l’interactionnisme symbolique qu’à celui de l’ethnométhodologie.
Présentation :
Le problème général et sa déclinaison en 3 axes : la problématique reflète une préoccupation majeure de l’exercice de la MPR qui vise à interroger comment se construit sur le terrain de ce service l’action consistant à faire passer le handicap comme un problème d’intégration de la minorité dans la normalité du tout majoritaire à une expérience qui cherche a résoudre un problème de connaissance herméneutique en proposant du sens à l’aune de situations sensibles que la personne hospitalisé va traverser en différentes étapes et en coordination avec son environnement.
la problématisation de l’espace hospitalier et du « travail du corps »
Dans cette problématique, il me semble opportun d’approfondir les agencements spatiaux des lieux de traitement des corps dans le but de prolonger les analyses sur le rapport à leur environnement. Le travail dans un dispositif de soins longue ou moyenne durée m’encouragent à m’interroger sur l’existence d’un travail de redéfinition de la personne se faisant dans le temps, en lien avec les univers sociaux qu’elle traverse tout au long de son parcours. Suivant la logique de la problématique énoncée, il s’agira de commencer à proposer un état des lieux documenté des pratiques engagées dans le service de rééducation. Bien que présente depuis de nombreuses années en milieu hospitalier, la rééducation a cependant connu de nombreuses transformations dont je tenterai de faire le point. C’est ce qui me permet de penser que ce domaine est également au stade de l’expérimentation de pratiques, notamment face à l’avènement de nouvelles pathologies, qui peuvent tout aussi bien se comprendre en terme de fait sociaux (vieillissement de la population, maladies chroniques, etc…). Cette analyse portera principalement sur la pratique de la rééducation, et sur ce qui en situation permet de définir une progression, une stabilisation, ou tout autre manifestation de l’évolution du corps dans l’espace dans lequel on se propose de le traiter.
la problématique du respect de la personne
Il s’agit de rendre compte d’un espace moral où ce qui est en jeu est le respect de la personne. En ce sens, le corps pose problème puisqu’il donne lieu à des interventions : il est le lieu de l’altération (en identifiant la personne à un être inerte ou partiellement inerte). Le théâtre le plus spectaculaire d’une transformation du rapport à soi se joue dans le corps, au moment où la personne se trouve en mesure de s’interroger sur ce qu’il en est de ce corps qui ne se contrôle totalement ou partiellement plus.
C’est à cet instant que la parole vient à être sollicitée : comme symptôme d’un problème face auquel le professeur qui m’a ouvert le terrain pense pouvoir trouver les moyens de « réhumaniser » le rapport aux êtres. Ainsi, la problématique se construit autour de la question qui vise à induire aux personnes « réduites » (au sens de « stigmatisées » tel que l’emploi Goffman) une parole qui les recomposerait. En effet, donner la parole apparaît comme une nécessité dans des situations pour lesquelles l’être social se trouve réduit à sa condition corporelle. Dans ce sens, les transformations de la société, et notamment du rapport à la santé avec la prise en charge de nouvelles formes de pathologie, permet de nous informer sur l’enjeu qu’il existe à donner tant d’importance à la notion de « parole ».
On peut alors remarquer que, dans ce cas de figure, l’enjeu est aussi de considérer le fait de « donner la parole » comme une manière de signifier au patient sa qualité inconditionnelle de personne. De sorte qu’il peut sembler pertinent de dire que l’ordre des relations au sein du service repose sur des motifs rationnels en difficulté face à des formes d’arrangements. C’est face à ces dernières que les acteurs s’efforcent de trouver les ressources nécessaires au traitement de l’atteinte : ils ont à faire face à des situations extraordinaires dont la routine du service tend à faire oublier le caractère hors norme des conditions dans lesquelles se trouvent les patients. Ne pouvant négocier leur atteinte, ces derniers se mettent en capacité de produire un savoir différent du savoir médical qui met en avant leur volonté de vivre un rapport au monde différent en fonction d’un corps dépourvu d’autonomie. C’est dans ces circonstances qu’il me paraît opportun d’interroger dans ce travail de thèse la difficulté de « donner la parole au patient » lorsque celle-ci est donnée à des individus dont on suppose qu’ils soient capables de s’assigner des fins, de contrôler leur corps et de se démarquer de leur environnement. Ce dernier axe repose sur ce point : le problème de la prise en charge de soins de suite réside dans la difficulté à faire tenir dans la durée une relation avec des personnes atteintes de troubles corporels durables lorsque les processus de redéfinition de ces personnes ne leur permettent plus d’adhérer au modèle dans lequel elles ont été socialisées.
La problématisation de la redéfinition du rapport ontologique de l’être social
Il s’agit ici de considérer l’épreuve sur trois plans : cognitif, épistémique et ontologique. La question de l’identité y trouve également sa place car nous sommes en présence d’une épreuve qui se joue dans le rapport au corps : il ne s’agit pas d’autonomiser le corps, mais d’en prendre acte en tant qu’il est pris dans une épreuve morale de soi à soi et par extension, dans un rapport à autrui. Ainsi, la question du respect passe au devant de la scène, révélant ce que l’on va désormais devoir respecter : en se demandant si l’on va respecter ce qu’il est, le patient interroge le monde qui l’entoure sur l’intégrité de sa personne. Cela ouvre sur une nouvelle question : est-ce que la diminution du corps est aussi une diminution de la personne ? La portée ontologique de cette démarche se définit peut être entre les deux : une identité qui n’est ni « réduite » ni « à part entière » mais pour laquelle il y existe des moments d’oscillations entre ces deux états.
A travers cette problématique j’interrogerai ce qui se joue lorsque l’on tente de dépasser les clivages de la réminiscence cartésienne du dualisme corps/logos : si l’expérimentation du corps en est le point de départ, c’est qu’elle ouvre sur de nouvelles formes d’ontologie. C’est ici l’une de mes principales pistes : en se positionnant d’emblée comme sachant ce qu’est un corps, les professionnels de santé construisent leur pratique dans un paradigme qui peut aussi échapper à la maîtrise des usages des patients. La manière étonnante dont les plus inertes des « corps » des patients hospitalisés dans le service attirent aussi le plus son attention permet de montrer que ces patients sont définis comme des « êtres chronophages ». La difficulté qui réside dans la mise en place de ces relations révèle également les ambigüités de la définition de la personne. En effet, il me semble que ce qui est visé par ce problème tend à redéfinir les modes d’apprentissage dans l’interaction de ce que le corps semble avoir perdu de « sa personne ».
Il s’agit donc pour moi de rechercher ce que, dans les perceptions d’un corps médiateur de l’être social, la personne trouve comme ressources pour se définir elle-même, repoussant de la sorte les limites arbitraires du mouvement et de l’inerte, du vivant et du mort, du sain et du pathologique.
Démarche et Plan :
Dans cette recherche il est question d’interroger la pratique de l’activité de rééducation et de réadaptation tel quelle se pratique dans le cadre de la MPR au regard de l’institution et de prendre la mesure de l’acceptabilité de ce phénomène pour les êtres. Il y a ici lieu de remarquer que le caractère individuel des êtres dans cette recherche est au centre de la démarche et qu’il informe de ce que pouvoir exister peut signifier lorsque la force ou la fonction motrice vient à manquer pour exprimer cette puissance, cette virtualité d’agir dont la manifestation contribue à définir l’être comme un individu : une responsabilité qui s’entend ici dans le sens de capacité de « répondre de », et qui se mesure à la hauteur de la capacité qu’à l’individu de pouvoir définir ce que son être recèle. Elle se compose plus que tout autre chose des moyens dont il dispose pour être reconnu au milieu des siens pour ce qu’il est. Si la pluralité des êtres en présence dans un service MPR est une donnée hétéroclite, elle m’invite aussi à prendre en compte leur situation à travers le prisme de différents points de vue. Distinguer ceux qui sont en prise avec l’institution du fait de leur activité professionnelle, ceux que l’on nommera des « soignants » autant que ceux dont l’état physique nécessite de se réadapter étant entendu comme des « soignés » : un ensemble d’êtres qui éprouvent ensemble au sein du service leur capacité à se définir avant tout comme humain dans leur pratique. C’est ce qui inaugure le point de départ prenant acte du point de vue méthodologique de cette distinction. Il s’agit de mettre en relief d’une part l’action accomplie en situation et d’autre part celle instituée dans le vécue et le ressentie des êtres au cours de leur processus réadaptatif. La méthode de ce travail de recherche consiste ainsi à tenter de croiser ces différents points de vue qui selon les situations pourront changer en fonction du degré d’implication des personnes qui s’y trouvent prise.
Finalement, si l’accent est mis sur des destins individuels, c’est aussi parce que la dimension de ce travail porte aussi une orientation politique qui s’attache à mettre en évidence les moyens par lesquels la vie dans le service se trouve être au pire réduite au mieux régénéré, c’est à dire selon les actions en cours, qu’elle est parfois empêché parfois facilité, au gré d’espoir, de promesse d’avenir, mais aussi à la rencontre d’un chemin parsemé de désillusion, de démotivation et de constat d’échecs. Ces surgissements ne se traitent pas sous le simple appareil d’une motivation idéologique, mais plutôt dans l’optique d’une dimension humaniste. Ainsi, plutôt que de tracer une grande fresque d’être en proie au couperet menaçant du handicap, ou à l’injustice des droits, des conditions de prise en charge ou de travail, à travers des clichés bien pensant, cette enquête entend s’émanciper de cette condition qui fait du handicap un déterminisme, une donnée fixe, pour se diriger vers ce qui fait la difficulté à maintenir dans un environnement la qualité de vie humaine lorsque le corps est atteint d’une altération. L’enquêteur propose de traiter ainsi une description de moyens comme autant de ressource pour permettre ce maintient. Les figures des personnes, rendu personnage par la dimension narrative de l’approche, n’y sont ni des héros ni des sous-hommes, ils naviguent cependant entre ces deux archétypes comme des êtres qui ne pensent pas le monde mais le ressentent : ils y sont abordés comme des lieu de sensibilité. Ni angélique, ni idyllique, cette sensibilité est porteuse de ce qui fait lien entre les hommes en traçant les limites de ce qui est acceptable et de ce qui ne l’est pas à travers une construction du rapport moral à soi et au collectif.